« Pas de contrainte en religion » (Sourate 2, 256)?
Pourtant, nous répondra-t-on, on trouve dans le Coran l?interjection :
«Pas de contrainte en religion!»
Cette citation, tirée du verset 257/256 de la sourate 2 est sans doute devenue aujourd?hui la plus célèbre du
Coran, puisque très médiatisée, dans la presse, à la radio, à la télévision. Il importe ici de la prendre en compte
et d?en percevoir le sens réel. Lorsqu?elle est citée, cette phrase est toujours sortie de son contexte, pour
promouvoir l?idée que l?islam, à l?instar de Vatican II, prônerait la liberté religieuse et lui donnerait même
force de loi. Or, une telle perception ne résiste pas à l?examen scrupuleux du texte. Si, en effet, le sens de ce
verset était d?inciter à la liberté religieuse ?ne contraignez pas les gens en matière religieuse !- alors,
pourquoi dans la même sourate 2, juste auparavant (versets 193 et 216), puis plus encore dans des sourates
considérées comme postérieures, rencontre-t-on tant d?appels à lancer la guerre contre les païens, les juifs et
les chrétiens en vertu de ce qu?ils n?adhèrent pas à l?islam ? Comment comprendre alors cette fameuse
formule sur la contrainte en religion, puisque tant de versets coraniques appellent à contraindre en matière
Selon Dominique Urvoy, cette exclamation n?a jamais signifié un appel à la tolérance :
« Le verset lui-même ne fait référence qu?au droit des non-musulmans à embrasser l?islam sans qu?on les
empêche. Et c?est bien comme cela qu?il a toujours été compris, du moins dans l?ordre de la pratique. »
La suite du verset ?« celui qui est infidèle aux idoles et croit en Allah s?est saisi de l?anse la plus solide et
sans fêlure »- montre que c?est d?islam dont il est question, et porte crédit à cette explication : c?est à
l?islam qu?il ne faut pas empêcher quiconque de se convertir.
Nous proposons ici un complément d?explication.
La phrase sur la contrainte est précédée d?un hymne à la gloire de la toute-puissance divine :
« Allah ! Il n?y a de Dieu que lui : le Vivant ; celui qui subsiste par lui-même ! Ni l?assoupissement, ni le
sommeil n?ont de prise sur lui ! Tout ce qui est dans les cieux et sur la terre lui appartient ! Qui intercédera
auprès de lui sans sa permission ? Il sait ce qui se trouve devant les hommes et derrière eux, alors que ceux-ci
n?embrassent de sa Science que ce qu?il veut. Son trône s?étend sur les cieux et sur la terre : leur maintien
dans l?existence ne lui est pas une charge ; il est Très-Haut, l?inaccessible. » (2,256/255)
« Pas de contrainte en religion ! La voie droite se distingue de l?erreur. Celui qui ne croit pas aux Taghout
(rebelles, idoles)- et qui croit en Allah, a saisi l?anse la plus solide et sans fêlure.- Allah est celui qui entend et
L?exclamation sur la contrainte en religion apparaît donc à la suite d?une exaltation incantatoire de la
toute-puissance divine. Il semble nettement qu?il puisse y avoir un lien entre cela et la fameuse «absence de
contrainte» : une fois entré en religion, c?est-à-dire ici en islam, il suffit de se laisser porter par la mouvance
de la toute-puissance divine, et on ne ressent plus la moindre contrainte. La liberté adhère d?autant plus
facilement à la religion, à la soumission en Allah, qu?elle se découvre alors dans la mouvance même de la
volonté du Dieu tout-puissant à laquelle rien ne résiste et donc qui ne connaît pas de contrainte. Le croyant ne
ressent pas de contrainte une fois entré dans la religion, il se sent libéré, il distingue aisément la droiture de
l?égarement. Il devient « fils de la rectitude » (nom d?Averroès : Ibn Rushd, « fils de la rectitude »)
solidement assuré de son chemin ; il ne ressent nulle division en lui-même.
Mais le fait qu?une fois soumis en Allah, on ne ressente pas de contrainte ne signifie nullement qu?il ne soit
pas légitime d?user de contrainte en matière religieuse, pour faire entrer autrui dans la « vraie » religion !
Tant que l?homme est au seuil de l?islam, toutes les contraintes sont permises pour l?y faire entrer, mais une
fois dedans, c?est là qu?il se sent libéré, sans affliction, sans contrainte, du moins selon le Coran. Voilà, en
tout cas, une interprétation possible de ce passage. On le sait, les exégètes musulmans ont interprété la phrase
: « Pas de contrainte en religion » de façons très diverses, ainsi que le rapporte al-Tabari (839-923), dans son
commentaire du Coran. Néanmoins, lorsqu?un texte religieux contient une phrase qui fait litige, il est légitime
de chercher la concordance avec le texte dans son ensemble.
"L?historicité des prescriptions violentes
Lorsqu?il étudie un système religieux, l?historien peut suivre deux voies distinctes mais complémentaires. La
première est ce que l?on appelle la démarche historico critique, qui consiste à porter un regard critique sur les
fondations de ce système dans leur rapport aux faits historiques avérés. En matière d?islam, les plus riches
analyses de ce type sont dues notamment à Ignace Goldziher, Régis Blachère, Patricia Crone, ou encore à
Cette démarche historico-critique ne doit pas escamoter la seconde voie de recherche, qui consiste à penser la
narration religieuse dans sa logique propre, au travers d?une grille d?analyse éthique et anthropologique. Il
s?agit de prendre le texte pour ce qu?il prétend être, dans son corpus canonique, dans son histoire « officielle
», pour saisir ce par quoi se construit l?édification. Toute narration religieuse, en effet, quel que soit le rapport
de ses fondements scripturaires à la vérité historique, devient à son tour productrice d?histoire, marquant
profondément de son empreinte les représentations humaines du monde sur lequel elle résonne. Parmi les
spécialistes de l?islam qui pratiquent cette démarche de critique interne, citons Alfred Morabia, Roger
Arnaldez, et le regretté Père Antoine Moussali.
Parmi les 63 expéditions militaires répertoriées par l?histoire sainte de l?islam, on compte quelques
assassinats politiques, dont ceux de poètes dont les vers étaient irrévérencieux envers Muhammad. Des
expéditions sont lancées contre les populations sédentaires, notamment juives et chrétiennes. Il apparaît
aujourd?hui à l?historien que la Sîra a été écrite pour donner une cohérence narrative au Coran. Pas plus que
pour le reste des éléments de cette biographie écrite deux siècles après les faits, la science historique ne
retrouve trace de l?existence des tribus juives expulsées ou exterminées par Muhammad dont il est fait
mention. Il n?en demeure pas moins que le Coran atteste bien que Muhammad a entrepris des expéditions
militaires contre des populations juives et chrétiennes afin de les soumettre, ce qui en soit compte plus que de
connaître leurs noms exacts.
Le dogme officiel considère que la réception du Coran fut terminée en 632 avec la mort de Muhammad et que
sa collecte le fut sous le calife Othman (644-656). Le point de vue de l?historien diverge de cette version des
choses. Muhammad est certainement mort après 632, mais surtout le règne de ?Abd al-Malik (686-705) fut
une étape manifestement décisive dans le processus de fixation du texte. Cependant, même si ??Abd al-Malik
renforça vraisemblablement dans le texte coranique l?antagonisme contre les juifs et les chrétiens, il n?en
demeure que les grandes lignes étaient données du vivant de Muhammad. « Il est ainsi évident que les
premiers musulmans adhéraient à un culte qui comportait des pratiques et des croyances clairement définies,
distinctes des autres religions existant alors. »
Parmi ces fondements, la légitimation théologique de la force physique des musulmans contre les
non-musulmans, au motif qu?ils ne sont pas musulmans, est une donnée tout à fait déterminante, qui a valeur
d?édification.