L?intérêt économique de la dhimma
Puisque tout musulman est en droit de tuer un non-musulman, le droit du musulman sur le non-musulman est
un droit absolu. Lui épargner la mort est donc perçu comme l?expression d?une magnanimité dont le prix
pour le bénéficiaire sera la soumission politique dans le cadre d?une humiliation :
« Vous êtes la meilleure communauté qu?on ait fait surgir pour les hommes : vous ordonnez le convenable,
interdisez le blâmable et croyez en Allah. Si les détenteurs de l?Ecriture avaient cru, cela eût été mieux pour
eux. Parmi eux, il est des Croyants, mais la plupart sont des pervers. »
« ( ?) Combattez-les jusqu?à ce qu?ils paient directement le tribut après s?être humiliés. » (9, 29)
Assurément, l?élaboration du système de la dhimma relève d?un sang-froid exceptionnel. Qu?on veuille en
effet prendre en compte ceci : ce seront essentiellement les foules chrétiennes soumises par l?islam qui
financeront, par le paiement des impôts liés au statut de dhimmi, les nouvelles guerres de conquête contre leur
propre coreligionnaires organisées par l?islam. Alors se construira une civilisation urbaine très prospère, au
sein de laquelle, à Bagdad, à Cordoue, un nouveau mode de vie citadin et raffiné supplantera assez rapidement
les coutumes bédouines des cavaliers du désert, aux dépens de la paysannerie autochtone. Jamais empire ne
s?était étendu aussi loin en Occident. Il héritera de la fine pointe culturelle de son temps, grâce aux chrétiens
d?Orient qui traduiront vers l?arabe depuis le grec et le syriaque la majeure partie du savoir philosophique et
Dans l?empire musulman du ou des premiers siècles, du moins dans la partie qui s?étend d?Andalousie
jusqu?en Syrie, le monde paysan reste composé en large majorité de chrétiens, constituant dès lors la vache à
lait d?un empire qui se destine, de façon organisée et patiente, à supplanter les références religieuses de ceux
dont il exploite les forces vives. Au fil du temps, souvent pour échapper à un impôt qui devenait écrasant, les
paysans se convertirent à la religion des dominateurs à tel point qu?à partir du VIIIème siècle, le pouvoir
musulman, soucieux de préserver ses recettes fiscales, souhaita empêcher le mouvement de fuite vers les
villes des paysans qui, accablés, adoptaient la nouvelle religion.
Il arrive encore aujourd?hui de lire par endroits que la dhimma, cet ensemble de règles mis en place par
l?islam envers les membres des autres religions, était admirable pour son degré de tolérance et même que «
l?islam a inventé la liberté religieuse ». En guise de liberté religieuse, il s?agit d?un système où les
non-musulmans ont des droits civiques inférieurs par le fait même qu?ils ne sont pas musulmans, leur droit à
la vie étant suspendu au fait qu?ils acceptent la domination politique des musulmans. Mais aussi et peut être
surtout, il s?agit d?un système imposé par l?épée à des populations qui, dans un premier temps, ne
constituent pas des minorités, comme on le lit sans cesse, mais bien l?immense majorité.
Lorsque les guerriers musulmans pénétrèrent sur le pourtour méditerranéen, ils eurent affaire à des
populations plus lettrées et moins belliqueuses qu?eux-mêmes, ce qui représenta un défi spirituel, comme le
rappelle Jacques Ellul. Immédiatement après les conquêtes, les maîtres musulmans représentaient peut être 1
ou 2% de la population totale ; peut être 5, ou 10% au bout d?une ou deux générations, grâce à la prise des
femmes dans les butins de guerre et à la pratique assumée de la polygamie qui permettaient de procréer
davantage, d?augmenter en nombre, et d?enraciner l?implantation. Les musulmans constituaient en quelque
sorte une caste dominante et militaire.
Dans ce contexte très particulier, c?était l?intérêt des musulmans d?être tolérants. Ils n?avaient pas les
moyens de faire autrement que d?engager des ministres juifs ou chrétiens et d?appuyer leur organisation
politique sur les populations indigènes. C?était là une condition à la possibilité même du pouvoir.
Systématiquement ou presque, lorsqu?un auteur fait référence à la situation de «tolérance » où vécurent les
populations non musulmanes dans le nouvel empire, la question se trouve dissociée de celle touchant au mode
originel de son expansion. Saluons tout de même quelques exceptions.
Ainsi Bat Ye?or : « Il importe de préciser que la dhimmitude n?est à aucun niveau comparable à la condition
des Juifs en Chrétienté. Si les califes arabes ou les sultans turcs avaient ?comme les rois chrétiens du Moyen
Âge, à l?égard des communautés juives clairsemés sur leur territoire- décrété l?expulsion des dhimmis, leurs
contrées se seraient vidées de la totalité de leur population. La violence religieuse se manifesta par d?autres
canaux, car le contexte démographique et idéologique de la dhimmitude diffère radicalement des relations
entre l?Eglise et la Synagogue. Précisions nécessaire pour éviter le piège de comparaisons fallacieuses. »
Ainsi Rémi Brague : « Comment les (conquérants) auraient-ils eu la possibilité physique, même s?ils
l?avaient voulu, d?anéantir de telles masses ou de les contraindre à la conversion ? Le système de la dhimma
était une solution très habile pour une situation paradoxale. »
Vouloir, dans les premiers temps des conquêtes appliquer à la lettre le Coran, interdire toute autre religion que
l?islam, aurait donc supposé de tuer tout le monde, ce qui n?était ni payant, ni même faisable. La première
condition pour qu?une population en persécute une autre, même si elle y aspire, c?est qu?elle en ait les
moyens. La deuxième, c?est qu?elle y trouve un intérêt. Une stratégie qui se serait donné pour méthode
d?interdire immédiatement tout autre religion que celle des envahisseurs aurait abouti à l?assèchement
productif des terres conquises et, rendant l?entreprise de conquête beaucoup plus difficile, l?aurait
condamnée à un échec inévitable. Une véritable oppression politique sur les populations conquises n?a pu se
mettre en place que lorsque le pouvoir était fermement implanté.
A quoi il faut ajouter que ce système s?articule avec l?exécration dont font l?objet les non-musulmans. Ils
sont même qualifiés « d?impureté » par le Livre de l?islam. Ainsi :
« Ô vous qui croyez ! Les infidèles ne sont qu?impureté. Qu?ils n?approchent donc point de la Mosquée
sacrée après la présente année. (?) » (9,2)
S?il s?agissait d?une impureté morale, peu importerait leur présence physique en tel ou tel lieu. « Le kâfir du
coran n?est cependant pas la copie de l?incrédule et de l?hérétique tel qu?il se présente dans le judaïsme et le
christianisme. » Il s?agit ici d?une impureté matérielle, physique. Cette notion d?impureté renforce l?idée de
ségrégation. De sorte que la nécessité de se distinguer des «infidèles» deviendra un thème de prédilection pour
les premiers penseurs religieux de l?islam : « Distinguez-vous (khâlifû) des associateurs », ou, plus
précisément, des juifs, des chrétiens, ou des zoroastriens. Ainsi ces deux hadîths : « Agissez contrairement aux
idolâtres, laissez poussez votre barbe et taillez vos moustaches. » « Les juifs et les chrétiens ne se teignent
point ; faites le contraire. »