Sur l?interdiction du meurtre
Assez régulièrement, à la suite de tel ou tel événement dramatique, et notamment après les attentats (?) on
entend citer le Coran en ces termes : « Quiconque tue une victime innocente, c?est comme s?il avait tué toute
l?humanité. » Cette citation est alors abondamment relayée dans les médias et suscite une approbation
unanime. Or, le coran dit précisément :
« Quiconque tuerait une personne qui elle-même n?a pas tué ni commis de forfaiture (fasâd) sur la terre, c?est
comme s?il avait tué les hommes dans leur totalité » (Sourate 5, Verset 35/32)
Ainsi que nous allons le voir, la différence entre le texte coranique et la façon dont il est régulièrement cité est
tout à fait déterminante.
Dans la forme où on le cite régulièrement, le verset qui nous occupe se rapproche d?une formule du judaïsme
rabbinique, dans la Michna, qui précède de plusieurs siècles le Coran. On la trouve dans le Talmud de
Babylone en ces mots : « celui qui détruit une seule vie humaine en Israël, cela lui est compté par l?Ecriture
comme s?il avait détruit tout un monde. ». Par elle-même, cette sentence n?a de sens qu?en ce qu?elle
confère à l?homicide un caractère d?infinie gravité, bien que le principe soit ici restreint à Israël.
Ainsi donc la phrase du Coran se distingue de celle de la Michna par une interpolation venant préciser ce qui
fait exception au principe anti-homicide : il est interdit de tuer quiconque, SAUF si cette personne est
elle-même coupable de meurtre ou de fasâd, terme qui peut être traduit par « désordre, immoralité, corruption
», ou encore par « forfaiture » ; le substantif fasâd a été repris en droit musulman ainsi qu?en philosophie
Le Fasâd dans le droit musulman et en philosophie arabe
En droit musulman (fiqh), c?est Abû Hanîfa (mort en 767), le premier des fondateurs d?écoles juridiques
musulmanes, qui emploie le mot fasâd pour désigner la nullité radicale qui frappe un acte juridique, non par
manquement d?un des éléments indispensables à son existence, mais par violation « des conditions de validité
stricto sensu exigées pour sa perfection ». Ce sens négatif du terme, dans son acceptation juridique et dans son
usage pratique, est en conformité avec la signification qu?il reçoit dans le domaine de la philosophie.
En philosophie en effet, le terme fasâd est utilisé pour désigner la corruption, dans le sens de la phtora
d?Aristote qui désigne, comme antonyme de génération, l?un des deux modes du changement selon la
substance. Autrement dit, la corruption (fasâd) est un changement qui détruit. Une bonne partie des ?uvres de
la philosophie arabe (falsafa) consistant en commentaires d?Aristote, on comprend aisément que le terme y
Le verset coranique que nous avons cité, spécifie bien que peut mériter la mort le coupable d?un meurtre ou
A la lumière de son interprétation en philosophie comme processus destructeur, nous comprenons à présent
que l?incrimination de fasâd soit directement liée à celle de meurtre. Or, étant donné l?usage extensif du
terme tel que nous pouvons l?observer par exemple en droit, la fonction du fasâd dans ce verset paraît bien
être d?estomper la frontière entre le meurtre et la simple forfaiture.
Dès lors comment interpréter les choses ? La permission de tuer le coupable d?un fasâd suppose-t-elle que le
fasâd se limite au meurtre (interprétation restrictive), ou bien tout fasâd est-il assimilable à un meurtre
(interprétation extensive) ? On ne saurait interpréter le Coran à partir d?un seul de ses versets ; il convient de
saisir comment il s?inscrit dans l?ensemble du texte.
Néanmoins, une première observation s?impose : systématiquement, lorsque le Coran parle de l?interdiction
du meurtre, comme un fil rouge, il introduit une exception ; au verset 68 de la sourate 25, ainsi qu?au verset
35/33 de la sourate 17, ou encore 152/151 de la sourate 6, est écrit ceci :
« Sinon en droit, ne tuez pas votre semblable qu?Allah a déclaré sacré ! »